Qui a dit qu’un gars avec un vagin était anormal?

Je sais que cet article est long, mais je vous mets au défi de le lire jusqu’à la première citation et je fais le pari que les mots de Samuel Champagne vous toucheront suffisamment pour que vous vouliez en lire plus.

ChampagneComme je l’ai mentionné dans un précédent article, l’écrivain Samuel Champagne (ci-contre) a publié cette année un roman intitulé Garçon manqué (CHAMPAGNE, Samuel. Garçon Manqué. 2014. Boucherville : Éditions de Mortagne, 315 pages. Pour la suite de cet article, les lettres GM feront référence à cet ouvrage.) Le roman met en scène un adolescent nommé Éloi, né Éloïse, et le suit à travers sa transition de fille à homme. C’est une double transition : d’un genre à l’autre et de l’enfance à l’âge adulte. Et comme si découvrir puis accepter sa propre identité n’était pas un défi suffisant, encore faut-il affronter les doutes de la famille, les malentendus, l’intimidation à l’école secondaire…

Garçon manqué. Les mots tombent comme une sentence. « Manqué. Brisé. Mais réparable, non ? »(GM, page 96) L’écriture fait preuve d’une grande sensibilité et je me suis rapidement attachée au personnage principal. J’ai commencé à me sentir à la fois fâchée et frustrée à chaque fois que son père parlait de lui au féminin. Je crois que je ne parviendrai jamais à saisir tout à fait ce que peut ressentir une personne trans par rapport à sa mésassignation de genre, mais je me reconnais dans la quête d’identité et d’acceptation du personnage d’Éloi. Place à un extrait du roman :

[Après des recherches sur Internet :]

Cet après-midi, je me suis lue. Dans la chambre de mon frère, j’ai lu ma peine et ma douleur sur son écran. Le malaise, les tentatives pour s’intégrer, le sentiment étrange et permanent d’être quelqu’un d’autre. L’envie de crier de colère, l’envie de frapper les murs parce qu’on ne comprend pas. J’ai lu des histoires de filles trans, […] qui parlent de honte et de cachotteries dans leur chambre quand elles étaient petites, et aussi des histoires de gars comme moi qui disent avoir été à leurs cours de ballet en refusant de porter des collants et qui ont fait rire d’eux parce qu’ils voulaient faire pipi debout et se mouillaient. Et j’ai tout compris. J’ai tout senti. Je voyais presque leurs visages, à ces gens qui racontaient ma vie. Les maigres sourires, les yeux perdus, j’ai tout vu. Et pourtant, je veux seulement les fermer, mes yeux, oublier que ça fait longtemps… longtemps que j’aurais dû comprendre.

[…]

Quand est-ce que j’ai oublié ? Quand est-ce que j’ai arrêté, à chaque anniversaire et chaque fois que je perdais une dent, chaque fois que je voyais une étoile filante et chaque fois que je trouvais un trèfle à quatre feuilles, de souhaiter être transformée en vrai garçon, qu’on me donne un pénis comme les autres ? Quand est-ce que j’ai compris que ce n’était pas si simple, que les autres ne me verraient pas comme moi, je me vois ? Quand est-ce que Éloïse-Il est partie pour laisser la place à Éloïse-je-ne-sais-pas ?

GM, pages 76 et 77

En décrivant sa situation peu commune d’un adolescent trans et homosexuel, le personnage principal se pose de grandes questions universelles. Comment se définir soi-même ? Comment exprimer ce que l’on ressent ? Qu’est-ce que la normalité ? C’est avec des mots simples (le narrateur est âgé de dix ans au début du récit) que sont abordées de grandes réflexions.

GMDedicaceAu fil du roman, les personnages secondaires se développent et paraissent de plus en plus authentiques. Dans le foyer d’Éloi, la tension monte : alors que son grand frère s’est fait à l’idée, son père craint qu’il ne s’agisse que d’une « lubie », sa petite sœur, trop jeune, ne comprend absolument rien et sa mère est prise en sandwich entre eux. Quant à la famille plus élargie, elle est chargée de bonnes intentions et de mauvais commentaires.

Je me rappelle cette fois, tout juste après [que ma petite sœur] Annabelle est née. Ma mère cuisinait tout en parlant au téléphone avec ma tante Andrée. Elle avait mis le téléphone sur le haut-parleur pour pouvoir continuer sa préparation. Du pied, je berçais Annabelle en complétant mes mathématiques.

– Elle est très tranquille, disait ma mère. Elle fait déjà des quatre heures en ligne la nuit, c’est plus que ce que les deux premiers faisaient à deux mois !

– Reste à espérer qu’elle ne sera pas aussi bizarre que l’autre…

J’ai levé la tête. L’autre, c’était moi. Ma mère a rapidement pris le téléphone et je n’ai plus rien entendu. J’ai regardé ma petite sœur endormie, ai touché ma cuisse, pas celle où je me coupe. L’autre cuisse, celle où j’ai mon injection de bloqueurs. Ça m’a fait mal d’entendre ces mots-là parce que j’ai réalisé que beaucoup de gens allaient les penser sans les dire, ou les dire sans que je puisse les entendre.

GM, page 196

On pense que j’exagère. Que ce n’est pas si dur. « Endurcis-toi. Endure. Ça ne peut pas faire mal au point où tu nous fais vivre, à nous, ce changement. Changer ton nom, les pronoms, te voir autrement, c’est difficile pour nous. » Et moi ? Je sais que c’est compliqué, je le sais ! Mais qu’ils essaient d’être à ma place, une seule journée… Une seule. Vivre dans un corps qui n’aurait pas dû être le tien… ça te fait approcher de la limite… Celle entre la vie et… rien. Je ne veux pas être rien. Même si j’ai peur de la vie, je ne veux pas être rien.

GM, page 198

GMCouvertureSi certains membres de sa famille ne comprennent rien à sa réalité, Éloi s’entoure d’amis qui le soutiennent dans sa transition, donnant lieu à des scènes plus heureuses. Il y a longtemps que je n’avais pas lu un roman naviguant avec autant d’adresse entre les moments qui donnent envie de pleurer et ceux qui font sourire. Il m’a toujours semblé que c’est en amenant le lecteur aux deux extrêmes du spectre émotionnel qu’on peut le mieux lui faire ressentir de l’empathie pour les personnages, et c’est exactement ce qui se produit ici.

Je me suis sentie proche d’Éloi et j’ai eu envie de l’aider. En un sens, c’est possible. Bien que ses aventures soient fictives, elles sont le reflet d’événements bien réels. Chaque jour, des adolescents se font intimider à l’école, des trans sont confrontés aux comportements blessants de personnes bien intentionnées mais mal informées et des personnes en détresse se mutilent. Il est possible de les aider, et ce dès aujourd’hui, en parlant autour de nous du roman Garçon manqué, des différentes problématiques qu’il soulève et des autres œuvres et ressources entourant ces problématiques.

Dans le volume lui-même, le romanGMPages est suivi d’une liste de ressources incluant, entre autres, l’Aide aux trans du Québec, le Centre de prévention du suicide de Québec, la Fondation Émergence, le GRIS-Montréal et Tel-Jeunes.

Bien que destiné en premier lieu à un public adolescent, Garçon manqué est un roman à mettre entre toutes les mains. Je vous laisse sur quelques-un des passages de l’œuvre m’ayant le plus touchée.

– Qu’est-ce que t’essaies de me dire ? me demande [mon meilleur ami].

– Je ne me sens pas bien, Pascal. Jamais. J’essaie de faire comme une fille, mais en dedans, ça me dit que j’ai pas raison de faire ça.Masculin

– C’est pas plus clair… Tu veux être un gars ?

– Non, j’en suis déjà un…

GM, pages 82 et 83

– C’est vrai qu’il y a un docteur à Montréal qui s’occupe des gens comme moi ?

Paul sourit, sort une feuille du dossier.

– Oui, regarde, c’est lui.

Je jette un œil, détourne la tête vers le mur blanc. Ce monsieur-là, il pourrait changer mon corps… Je ne voulais pas mettre un visage sur le nom que Pascal m’a donné. J’aurais aimé qu’il se soit trompé, que ce soit un docteur de l’autre bout du monde… Sur Internet, j’ai vu des images, ça laisse des marques, il y a des histoires d’horreur… Au milieu de tout ça, il y a de belles histoireSeringue2s aussi, mais… et si j’étais du mauvais côté ? Être transsexuel, c’est vraiment effrayant. J’ai honte. Parce que j’essaie et je n’y arrive pas. Je sais que je ne suis pas une fille comme Carolanne, comme ma mère, mais… J’aurais aimé être assez fort pour faire semblant. Quand je me dis que je suis un garçon, ça me fait encore du bien, mais ce n’est plus comme il y a quelques semaines. Il y a des conséquences à la vérité et je ne suis pas prêt à les affronter.

GM, page 88

La semaine passée, on avait un concours d’orthographe en classe. […] La prof m’a demandé d’épeler « désespoir ». J’ai eu envie de lui épeler « transsexuel ».

GM, page 91

[Curtis] C’est le prénom de mon père. Curtis Gallagher, c’est très irlandais ; ma grand-mère paternelle aimait les traditions. Je ne l’ai jamais connue, c’est peut-être mieux comme ça. Je ne voudrais pas mettre quelqu’un d’autre en colère.

GM, page 112

Je me demande combien de fois [ma mère] pleure parce que je suis transsexuel. Moins souvent que si elle savait ce qui se passe à l’école, c’est certain.

GM, page 170

[Le jour de ses premières menstruations:]

Couteauprecision1Je me lève, ouvre la porte de la pharmacie. Pas de ciseaux en bas, mais un exacto, posé sur la tablette au-dessus de la sécheuse. Ma main tremble quand je presse la lame sur ma cuisse. Au même endroit qu’une autre cicatrice, pour que ça ne laisse pas trop de traces. C’est rouge et ça saigne un peu. Ça fait mal et je sais que je ne devrais pas, mais… je veux un peu de contrôle. Ce sang-là, je le contrôle.

GM, page 148

Note : Le titre de l’article, « Qui a dit qu’un gars avec un vagin était anormal ? », est une phrase prononcée par le personnage de Pascal (GM, page 183).

À propos de emerancega

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3 réponses à Qui a dit qu’un gars avec un vagin était anormal?

  1. Misty dit :

    À la (fois) fâchée et frustrée.

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  2. sina dit :

    Qui a dit qu’un gars avec un vagin était anormal? | emerancega good articles

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