Je fais du ménage. L’activité étant particulièrement ennuyante, j’ai décidé d’en profiter pour noter ici les premières phrases de quelques-uns des livres que j’ai à ranger. Les premiers mots d’un ouvrage sont très importants, car le lecteur n’est pas encore investi dans l’histoire et il faut l’inciter à poursuivre sa lecture. Pour cela, chaque écrivain a sa technique. L’auteur français Thierry Crouzet en parle d’ailleurs dans un récent article. Quant à moi, je me contente de méditer ces quelques phrases dans ma fuite de l’ennui.
« À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L’imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d’encre, avec lesquelles l’un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s’applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd’hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzévir, des Plantin, des Alde et des Didot, qu’il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire. » (Illusions perdues, Honoré de Balzac, 1837)
Je ne peux relire ces phrases sans instantanément replonger dans l’ambiance dans laquelle j’étais quand j’ai lui ce roman (du gâteau, soit dit en passant). Je revois la pièce presque vide, les chats qui viennent me rendre visite puis s’endorment, mais aussi les images que je me faisais de tel personnage, tel lieu ou telle soirée de l’histoire. Je ne croyais pas m’en souvenir si facilement. Enfin! si vous avez un chat et un exemplaire des Illusions perdues sous la main, je vous conseille de tenter l’expérience vous aussi.
« Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever : c’étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux champs (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir…) des pieds nobles et pieux (n’allaient-ils pas à l’église chaque matin en hiver ? ) des pieds vivants qui gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois – l’image sombre de l’autorité et de la patience. » (Une saison dans la vie d’Emmanuel, Marie-Claire Blais, 1965)
Par ces mots, le roman québécois entre immédiatement en rapport avec les écrits régionalistes.
« Journal de bord du capitaine, date stellaire 4011.9 :
« L‘Enterprise effectue actuellement une mission de repérage dans une zone inexplorée de la Galaxie. Monsieur Spock m’a appris que, d’après l’ordinateur central, cette procédure continue de se nommer “ cartographie ” selon l’expression en cours bien avant le temps des voyages spatiaux. » (Spock doit mourir, James Blish, 1970, traduction de Gilles Dupreux 1993)
Pour ceux qui connaîtraient mal Star Trek, sachez que les mots « Captain’s log, stardate [série de chiffres comportant une décimale] » (qui peuvent être traduits par « Journal de bord du capitaine, date stellaire [série de chiffres comportant une décimale] ») sont régulièrement utilisés, quoique moins présents than The Original Series. Le vaisseau spatial Enterprise et le personnage de Spock sont également mentionnés dès le début, permettant de situer l’histoire plus précisément.
« Déchirant la nuit qui déclinait, le cor, soudain, sonnait le jour. Les éclats rauques dur cuivre retentissaient du haut des principales tours de la ville pour avertir les bourgeois du guet qu’avec l’aube leur service se terminait, qu’on pouvait relever les postes.
« Par-delà les toits de tuiles, les clochers foisonnants, les tourelles, les flèches de pierre, le palais du roi et la cathédrale dédiée à Notre-Dame, par-delà les deux ponts qui enjambaient la Seine sous le faix des maisons qu’ils portaient, les jardins, les vignobles, les vergers enclos entre les murailles, par-delà les remparts trapus, leurs cinq douzaines de tours crénelées et leurs portes fortifiées qui protégeaient Paris, l’appel de la trompe se propageait dans l’opulente vallée, sur les collines, les champs, les abbayes, les villages et les forêts sous les branches desquelles allaient se briser les échos.
« La nuit se diluait, les coqs chantaient, la capitale commençait à bruire. La vie s’éveillait.
« C’est alors que les étuviers faisaient crier à travers la cité que leurs établissements de bains, abondamment fournis en eau chaude, étaient ouverts et qu’il fallait en profiter.
« Maître Etienne Brunel, orfèvre en la place, se levait aussitôt, s’habillait, sortait de chez lui, accompagné d’un valet, pour se rendre aux plus proches étuves où il avait coutume, chaque jour, de prendre, suivant sa convenance, un bain de vapeur ou simplement d’eau tiède, avant de se faire raser. » (La Chambre des Dames, Jeanne Bourin, 1979)
Retour aux descriptions, comme on devait s’y attendre d’un roman historique, mais c’est si bien écrit que ce n’est jamais lourd.