AVERTISSEMENT : Cet article contient des révélations sur l’intrigue du roman L’éclat d’obus de Maurice Leblanc. Si vous désirez d’abord lire l’œuvre en question, cliquez ici pour y accéder en format PDF. L’article révèle également des éléments d’intrigue de L’arrestation d’Arsène Lupin (cliquez ici pour lire la nouvelle) et d’autres textes de Maurice Leblanc, du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie et de La lettre volée d’Edgar Allan Poe.
Écrit en 1914 et publié en feuilleton en 1915, L’éclat d’obus ne contenait d’abord aucune mention du personnage d’Arsène Lupin, lequel existait pourtant depuis déjà une dizaine d’années, ayant fait sa première apparition dans la nouvelle L’Arrestation d’Arsène Lupin, parue en juillet 1905. Pour sa réédition de 1923, le roman L’éclat d’obus a été remanié pour inclure la participation du célèbre gentleman cambrioleur. Mais était-ce bien nécessaire?
Commençons par un rapide résumé de l’intrigue : le jour de leur mariage, en 1914, les Français Paul Delroze et Elisabeth d’Andeville sont en route vers le château d’Ornequin, mit à leur disposition par le père de la jeune mariée. Paul tient à ce que celle qui va désormais partager sa vie connaisse le traumatisme qu’il a vécu étant enfant. Son père et lui se promenaient dans une forêt, près de la frontière allemande, lorsqu’ils aperçurent une clairière où se trouvait une petite chapelle. S’approchant de cette chapelle, ils croisèrent Guillaume II d’Allemagne. Que faisait donc le Kaiser sur le territoire français? Paul et son père n’eurent que peu de temps pour y réfléchir, car bientôt, une femme s’approcha d’eux, priant le père d’aller à la rencontre de Guillaume II. Devant le refus du père Delroze, la femme le poignarda devant les yeux de son fils. Malgré le témoignage du jeune Paul, la police ne put identifier la coupable, ni même le lieu du crime.
Paul avait baissé la voix. La douleur et la haine contractaient son visage.
« Oh ! celle-là [l’assassin], je vivrais cent ans que je la verrais devant mes yeux comme on voit un spectacle dont tous les détails sont en pleine lumière. La forme de sa bouche, l’expression de son regard, la nuance de ses cheveux, le caractère spécial de sa marche, le rythme de ses gestes, le dessin de sa silhouette, tout cela est en moi, non pas comme des visions que j’évoque à volonté, mais comme des choses qui font partie de mon être lui-même. On croirait que, pendant mon délire, toutes les forces mystérieuses de mon esprit ont travaillé à l’assimilation complète de ces souvenirs odieux. Et si, aujourd’hui, ce n’est plus l’obsession maladive d’autrefois, c’est une souffrance à certaines heures, quand le soir tombe et que je suis seul. Mon père a été tué, et celle qui l’a tué vit encore, impunie, heureuse, riche, honorée, poursuivant son œuvre de haine et de destruction. […] »
(L’éclat d’obus, pages 25 et 26. – LEBLANC, Maurice. L’éclat d’obus. 1979. Paris : Le livre de poche, 349 pages. Pour la suite de cet article, les lettres ÉO feront référence à cet ouvrage.)
Elisabeth d’Andeville peut empathiser avec son époux, d’autant plus qu’elle connaît la souffrance d’avoir perdu l’un de ses parents en bas âge. En effet, elle n’était âgée que de quatre ans lorsque sa mère, Hermine, est morte de maladie. La jeune mariée est d’ailleurs fébrile à l’idée de revoir le château d’Ornequin, que ni son père, ni son frère, ni elle-même n’a visité depuis le décès d’Hermine d’Andeville. Elisabeth demande d’ailleurs à Paul de venir avec elle se recueillir devant le portrait d’Hermine. C’est le choc : Paul reconnaît le visage de la femme qui a assassiné son père. Troublé, il part marcher dans la forêt. Au hasard de ses pas, il aboutit dans la clairière même où l’évènement tragique s’est produit. Aucun doute n’est possible : il reconnaît la petite chapelle. Il s’approche de la porte et s’apprête à entrer lorsque deux hommes bondissent sur lui. Il parvient à les mettre en fuite, et se rend compte qu’ils courent vers un mur élevé dans lequel se trouve une petite porte basse. Déterminé à en apprendre plus sur ses assaillants, Paul les poursuit.
Mais, avant même qu’ils n’eussent atteint le mur, la porte fut poussée du dehors. Un troisième individu apparut, qui leur livra passage. Paul jeta son revolver et son élan fut tel, et il déploya une telle énergie, qu’il réussit à saisir la porte et à la tirer vers lui.
La porte céda. Et ce qu’il vit alors l’épouvanta à un tel point qu’ils ne songea pas à se défendre de cette nouvelle attaque. Le troisième individu – ô cauchemar atroce !… […] le troisième individu levait un couteau sur lui, et le visage de celui-ci, Paul le connaissait… C’était un visage pareil à celui qu’il avait vu autrefois, un visage d’homme et non de femme, mais la même sorte de visage, incontestablement la même sorte… Un visage marqué par seize années de plus et par une expression plus dure et plus mauvaise encore, mais la même sorte de visage, la même sorte !…
Et l’homme frappa Paul, comme la femme d’autrefois, comme celle qui était morte depuis, avait frappé le père de Paul.
(ÉO, pages 49 et 50)
Lorsque Paul se relève dans l’herbe, ses assaillants sont déjà loin. À côté de lui gisent les débris du poignard avec lequel il a été frappé. Sur le manche, quatre lettres sont gravées : H. E. R. M… comme pour Hermine! Avant que Paul ne puisse mettre ses idées en ordre, il entend les cloches de toutes les églises des alentours. La guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne, et il a le devoir de défendre sa patrie. Commence ainsi un roman patriotique, un roman de guerre et d’espionnage. Paul devient un militaire aussi audacieux que brillant. Il annonce des faits d’armes extraordinaires, puis les accomplit les uns après les autres, ne révélant qu’ensuite comment il s’y est pris. Ses dons d’observation et de déduction impressionnent, et il est impossible de ne pas y voir un parallèle avec Arsène Lupin. Par le fait même, le gentleman cambrioleur ne paraît pas pouvoir ajouter quoi que ce soit de nouveau à l’histoire.
Pourtant, comme je l’ai mentionné plus tôt, Arsène Lupin intervient. Je vous laisse lire la conversation où il est question de lui :
Bernard d’Andeville [le frère d’Elisabeth, qui rejoint Paul dans ses aventures, les deux hommes ayant le but commun de libérer Elisabeth, tombée aux mains des Allemands] plaisanta :
« Ecoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu agis avec une divination et une clairvoyance ! allant droit à la place où il faut creuser, racontant ce qui s’était passé comme si tu en avais été le témoin, sachant tout et prévoyant tout. En vérité, nous ne te connaissions pas de pareils dons ! As-tu fréquenté Arsène Lupin ? »
Paul s’arrêta [dans sa marche].
« Pourquoi prononces-tu ce nom ?
– Le nom de Lupin ?
– Oui.
– Ma foi, le hasard… Est-ce qu’il y aurait un rapport quelconque ?…
– Non, non… et cependant… »
Paul se mit à rire.
« Écoute une drôle d’histoire. Est-ce une histoire, même? Oui, évidemment, ce n’est pas un rêve… Néanmoins… Toujours est-il qu’un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l’ambulance […], je me suis aperçu, avec une surprise que tu comprendras, qu’il y avait, dans ma chambre, un officier que je ne connaissait pas, un médecin-major, qui s’était assis devant une table et qui, tranquillement, fouillait dans ma valise.
« Je me levai à moitié, et je vis qu’il avait étalé sur la table tous mes papiers, et, parmi ces papiers, le journal même d’Elisabeth [retrouvé dans les ruines du château d’Ornequin plus tôt dans l’histoire.]
« Au bruit que je fis, il se tourna. Décidément, je ne le connaissais pas. Il avait une moustache fine, un air d’énergie, et un sourire très doux. Il me dit… non, en vérité, ce n’était pas un rêve, il me dit :
« – Ne bougez pas… ne vous surexcitez pas… »
« Il referma les papiers, les rentra dans la valise et s’approcha de moi :
« – Je vous demande pardon de ne pas m’être présenté d’abord – je le ferai tout à l’heure – et pardon aussi du petit travail que je viens d’effectuer sans votre autorisation. J’attendais d’ailleurs votre réveil pour vous en rendre compte. Donc voici. Un des émissaires que j’entretiens actuellement auprès de la police secrète m’a remis des documents qui concernent la trahison d’un certain major Hermann, chef d’espionnage allemand. Dans ces documents, il est question plusieurs fois de vous. C’est pourquoi le hasard m’ayant révélé votre présence ici, j’ai voulu vous voir et m’entendre avec vous. Je suis venu, et me suis introduit… par des moyens qui me sont personnels. Vous étiez malade, vous dormiez, mon temps est précieux (je n’ai que quelques minutes), je ne pouvais donc hésiter à prendre connaissance de vos papiers. Et j’ai eu raison puisque je suis fixé. »
« Je contemplai avec stupeur l’étrange personnage. Il prit son képi, comme pour se retirer et me dit :
« Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre courage et de votre adresse. Tout ce que vous avez fait est admirable et les résultats obtenus sont de premier ordre. Il vous manque évidemment quelques dons spéciaux qui vous permettraient d’arriver plus vite au but. Vous ne saisissez pas bien les rapports entre les événements, et vous n’en faites pas jaillir les conclusions qu’ils comportent. Ainsi je m’étonne que certains passages du journal de votre femme, où elle parle de ses découvertes troublantes, ne vous aient pas donné l’éveil. Si vous vous étiez demandé, d’autre part, pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures destinées à faire le vide autour du château, de fil en aiguille, de déduction en déduction, interrogeant le passé et le présent, vous souvenant de votre rencontre avec l’empereur d’Allemagne, et de beaucoup d’autres choses qui se relient d’elles-mêmes les unes aux autres, vous en seriez arrivé à vous dire qu’il doit y avoir, entre les deux côtés de la frontière, une communication secrète aboutissant exactement à l’endroit où l’on pouvait tirer sur Corvigny[-Ornequin].
« A priori, cet endroit me semble devoir être la terrasse, et vous en serez tout à fait certain si vous retrouvez sur cette terrasse l’arbre mort entouré de lierre auprès duquel votre femme a cru entendre des bruits souterrains. Dès lors, vous n’aurez plus qu’à vous mettre à l’ouvrage, c’est-à-dire, n’est-ce pas, à passer en pays ennemi et à… Mais je m’arrête là. Un plan d’action trop précis pourrait vous gêner. Et puis, un homme comme vous n’a pas besoin qu’on lui mâche la besogne. Bonsoir, mon lieutenant. Ah ! à propos, il serait bon que mon nom ne vous soit pas tout à fait inconnu. Je me présente : le médecin-major… Mais après tout, pourquoi ne pas vous dire mon vrai nom? Il vous renseignera d’avantage : Arsène Lupin. »
« Il se tut, me salua d’un air aimable et se retira sans dire un mot de plus. Voilà l’histoire. Qu’en dis-tu, Bernard ?
– Je dis que tu as eu affaire à un fumiste.
– Soit, mais tout de même personne n’a pu me dire ce que c’était que ce médecin-major ni comment il s’était introduit auprès de moi. Et puis avoue que, pour un fumiste, il m’a dévoilé des choses qui me sont rudement utiles en ce moment.
– Mais Arsène Lupin est mort…
– Oui, je sais, il passe pour mort, mais sait-on jamais avec un pareil type ! Toujours est-il que, vivant ou mort, faux ou vrai, ce Lupin-là m’a rendu un fier service. […] »
(ÉO, pages 225 à 228)
Le tout fait moins de quatre pages. Après, il n’est plus fait mention d’Arsène Lupin. C’est Paul qui trouve tous les passages secrets, qui comprend toutes les ruses de l’ennemi et qui éclaircit tous les mystères. Une question se pose : pourquoi Arsène Lupin fait-il acte de présence dans cette histoire, si ce n’est que pour quatre pages? Pourquoi cette intervention soudaine, qui semble si incongrue? Plusieurs hypothèses se présentent à mon esprit.
Première hypothèse : Lupin ex machina
Les déductions faites dans cette scène demandent une bonne compréhension de la situation et un certain recul. Expliquer comment Paul y est arrivé par lui-même prendrait plusieurs pages et risquerait d’alourdir l’histoire. Arsène Lupin, de son côté, est connu pour son excellent réseau d’information, mais aussi pour ses déductions aussi justes que rapides, ce qui permet d’accélérer l’intrigue.
Deuxième hypothèse : Simple clin d’œil
Bien qu’Arsène Lupin soit complètement absent du feuilleton de 1915 et de l’édition reliée originale de 1916, le roman reprend les principaux traits de son personnage à travers Paul : une tendance naturelle au déguisement, un don pour l’observation et la déduction, une propension à annoncer des résultats incroyables en un temps record, puis à les obtenir à l’heure exacte pour laquelle il les avait annoncés, etc. On rencontre également des éléments caractéristiques des aventures de Lupin : le passé qui se mêle au présent, les passages secrets, la vieille photo révélatrice…
Tout comme on peut dire que L’éclat d’obus appartient au genre du roman d’espionnage, on peut dire qu’il appartient au genre « Arsène Lupin ». En ce sens, il appartenait déjà à la série des Arsène Lupin avant même l’inclusion du gentleman cambrioleur lui-même dans l’édition de 1923. Ces quatre pages mettant en scène Arsène Lupin peuvent être considérées comme un simple clin d’œil à la fois au genre du roman et à la ressemblance entre Delroze et Lupin.
Troisième hypothèse : Coup publicitaire
Déjà, dans les années 1920, Arsène Lupin était très populaire. Permettre à L’éclat d’obus de rejoindre la série Arsène Lupin, c’est accorder au roman une visibilité dont il n’aurait jamais pu jouir autrement.
Plusieurs raisons peuvent expliquer la présence d’Arsène Lupin dans L’éclat d’obus, mais Paul Delroze a-t-il réellement rencontré le gentleman cambrioleur? Là encore, plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit.
Première hypothèse : Cet Arsène Lupin est un imposteur.
Bernard d’Andeville avance l’idée que le personnage rencontré par Paul est un imposteur. En effet, à l’époque, suite à des événements tragiques, Arsène Lupin est dépressif et se fait passer pour mort, s’engageant dans la légion étrangère sous le nom de don Luis Perenna. Pourquoi, s’il se portait en aide à Paul Delroze, lui donnerait-il son nom? Il semble tout à fait possible que l’Arsène Lupin rencontré par Paul soit un imposteur. Il s’agit possiblement d’un agent double, un espion allemand, en réalité désireux d’aider la France, qui aura choisi d’emprunter le nom d’Arsène Lupin et d’imitier ses manières. En plus de l’aider à gagner la confiance de Paul et d’éviter que celui-ci ne fasse trop de recherches à son sujet, le nom d’Arsène Lupin permet à cet imposteur d’éviter d’être identifié par les Allemands si ceux-ci arrêtent Paul ou écoutent ses conversations.
Deuxième hypothèse : Arsène Lupin veut aider la France, mais préfère que l’on continue à le croire décédé.
Quand vous êtes tenu pour mort, personne ne vous cherche, ce qui peut s’avérer un avantage de taille. Arsène Lupin connaît, entre 1914 et 1919, une période très patriotique, aussi veut-il aider la France, mais sans se faire remarquer, ou du moins sans se faire identifier comme étant Arsène Lupin.
Paul est un lieutenant émérite de l’armée française, et fort intelligent. L’aider, c’est aider la France tout entière, tout en demeurant dans l’ombre. Si Arsène Lupin révèle son identité à Paul, c’est peut-être par respect. En effet, Lupin semble avoir une certaine admiration pour Paul, lui disant « Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre courage et de votre adresse. Tout ce que vous avez fait est admirable et les résultats obtenus sont de premier ordre. »(ÉO, page 227) Plus loin, il dit : « Mais je m’arrête là. Un plan d’action trop précis pourrait vous gêner. Et puis, un homme comme vous n’a pas besoin qu’on lui mâche la besogne »(page 228), nouvelle marque de respect.
Comme pour l’hypothèse précédente, il est possible qu’Arsène Lupin choisisse d’utiliser son nom pour s’assurer que Paul lui fasse confiance et suive ses instructions. Il se peut également que Lupin, qui passe pour mort depuis 1913, ait simplement envie d’un peu de reconnaissance, et pas seulement en tant que Luis Perenna.
Troisième hypothèse : Paul Delroze a purement imaginé sa rencontre avec Arsène Lupin.
Avant de raconter sa rencontre avec Arsène Lupin, Paul Delroze prononce les mots suivants : « Écoute une drôle d’histoire. Est-ce une histoire, même? Oui, évidemment, ce n’est pas un rêve… Néanmoins… Toujours est-il qu’un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l’ambulance »(ÉO, page 226) Plus tard dans son récit, il semble douter à nouveau : «Il me dit… non, en vérité, ce n’était pas un rêve, il me dit […]»(page 226) Paul a-t-il raison de croire que cette rencontre était bien réelle?
Paul vit des moments difficiles : il a appris que l’assassin de son père n’est autre que la mère de sa propre épouse ; il a abandonné la pauvre Elisabeth seule au château pour penser à la chose, et elle a été enlevée par les Allemands ; le pays est en guerre ; il a vu plusieurs de ses compagnons mourir au front ; plusieurs tentatives d’assassinat ont été faites à son endroit. De son propre aveu, Paul « sommeillait » et il était « fiévreux » lorsqu’il a vu Arsène Lupin. Toujours de son propre aveu, personne à l’ambulance n’a pu lui dire « ce que c’était que ce médecin-major ni comment il s’était introduit auprès de [lui]. »(ÉO, page 228) Serait-il si étonnant que Paul Delroze ait imaginé de toutes pièces sa rencontre avec Arsène Lupin?
Paul a fait preuve, à de nombreuses reprises, de sa capacité de déduction. De plus, il a en main chacun des éléments sur lesquels Lupin s’appuie pour affirmer que sous la terrasse du château d’Ornequin se trouve l’entrée d’un tunnel utilisé par les Allemands pour passer la frontière.
Arsène Lupin étant un personnage fort connu, il est tout à fait possible que Paul, dans son état, ait rêvé à lui et lui attribue ses propres déductions.
Quatrième hypothèse : Paul Delroze est en réalité Arsène Lupin.
Arsène Lupin a déjà, par le passé, utilisé les noms de défunts de sa connaissance. En 1900, par exemple, il se fait passer pour Bernard d’Andrésy, son cousin, décédé en Macédoine deux ans plus tôt. En 1904, Lupin se fait passer pour son sosie Jacques de Charmerace, mort l’année précédente, trompant même la fiancée du défunt. Serait-il possible que Paul Delroze, ami d’Arsène Lupin, lui ait confié ses souvenirs d’enfance, décrivant ou dessinant peut-être la meurtrière de son père et les lieux du crime, permettant à Lupin, plus tard, de se substituer à lui?
Vous vous demandez peut-être pourquoi Arsène Lupin, sous le nom de Delroze, aurait inventé de toutes pièces sa rencontre avec Arsène Lupin. Cela peut s’expliquer ainsi : si Lupin se fait passer pour Delroze, c’est qu’il n’a pas l’intention de révéler son identité. De surcroît, se faire passer pour son défunt ami lui permet de mieux le venger. Or, Bernard d’Andeville est intelligent. Il a reconnu à travers Paul l’ingéniosité légendaire d’Arsène Lupin. Le personnage principal doit subtilement détourner Bernard d’un chemin qui l’amènerait à découvrir son identité. Dès lors, quelle meilleure manière de le tromper que d’admettre que c’est bien Arsène Lupin qui a eu l’idée géniale de creuser sous la terrasse?
Vous vous demandez peut-être comment il est possible, si j’ai raison, qu’aucun des romans de la série n’identifie Paul Delroze comme étant Arsène Lupin. J’ai gardé cet argument pour la fin : Maurice Leblanc, l’auteur, est le complice d’Arsène Lupin, lequel lui a demandé d’attribuer ses exploits à son défunt ami Paul Delroze, probablement pour mieux honorer sa mémoire. En effet, Maurice Leblanc n’est pas seulement le biographe d’Arsène Lupin : il est également son ami. En effet, Leblanc apparaît dans ses propres textes en tant que narrateur, allant jusqu’à donner sa propre adresse. Plus tard, Leblanc réapparaît en tant qu’ami de Jean Daspry, duquel on apprend ensuite qu’il n’est autre que Lupin.
Dans les trois [premières nouvelles mettant en scène Arsène Lupin], il mystifie avec succès ses interlocuteurs : Ganimard, le policier qui le traque tout au long de ses aventures, le baron Cahorn, riche possesseur d’œuvres d’art, et surtout, dans la première, le lecteur lui-même en empruntant le masque du narrateur.
Ce récit inaugural est un véritable coup de force de la part de Maurice Leblanc, qui sera repris par Agatha Christie dans Le Meurtre de Roger Ackroyd : le narrateur est le coupable – ce qui constitue une infraction aux lois communément admises de la narration. Lupin nous a piégés par l’énonciation. Comme Ganimard qui l’a sous les yeux et déclare : « Monsieur le Président, j’affirme que l’homme qui est ici, en face de moi, n’est pas Arsène Lupin » […], le lecteur a bien sous les yeux Arsène Lupin et pourtant il ne le voit pas (depuis « La lettre volée » d’Edgar Poe, on sait que le meilleur moyen de dissimuler quelque chose est de l’exposer, bien en évidence). La méthode de Lupin consiste à toujours être là où [on] ne l’attend pas, à être autre que celui qu’on croit.
Maurice Leblanc est donc son complice : c’est lui le véritable narrateur de la première nouvelle – qui cache son personnage, le masque -, et apparaît soudain dans ce passage symbolique du « je » au « il » qui correspond à la fois à l’arrestation et à l’identification de Lupin [Maurice Leblanc reprend la narration ainsi : « C’était ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation », puis il poursuit l’histoire en parlant de Lupin à la troisième personne.]
Car ce narrateur ici anonyme s’appelle bien Maurice Leblanc ; il habite boulevard Maillot, à Neuilly, comme l’écrivain, entretenant la confusion […] entre la fiction et la réalité. Il se désigne comme « l’historiographe » de Lupin et raconte dans « Le sept de cœur » comment il se sont rencontrés. « Une question me fut souvent posée : « Comment ai-je connu Arsène Lupin? «Personne ne doute que le connaisse. » Son rôle – outre celui de complice et de truqueur – est essentiel pour faire croire à la vie réelle d’Arsène Lupin. Il est sa caution, son certificat d’existence.
(BLONDE, Didier. Dossier pédagogique : Le personnage d’Arsène Lupin dans les œuvres de Maurice Leblanc)
Si nous ne pouvons croire le narrateur lui-même, il devient impossible d’arriver à une réponse définitive. Arsène Lupin intervient-il dans L’éclat d’obus? Est-il un personnage distinct de Paul Delroze? Différents points de vue sont défendables. Lesquelles de mes hypothèses vous semblent les plus crédibles? Pouvez-vous songer à une explication différente de la présence d’Arsène Lupin dans L’éclat d’obus? J’attends vos commentaires!
C’est super intéressant comme article et j’aime beaucoup ta dernière hypothèse. La seule chose c’est que c’est vraiment long comme article, je pense que ça aurait été mieux en 2 parties.
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