Une femme discrète

FemmeDiscrete_01Maman est morte le 27 mars 2012, à l’âge de 76 ans.
Il faut commencer par là, même si ça fait mal.
Il faut commencer par là, parce que c’est sa disparition qui a éveillé en moi le besoin de raconter.
Mes sœurs ont posé la bonne question :              « Raconter l’histoire de maman… qu’est-ce qu’elle en penserait, elle qui faisait tout pour rester discrète ? »
C’est vrai. Elle a été la confidente douce et appréciée de bien des amis, mais elle ne s’épanchait jamais.
La question de mes sœurs m’a forcée à chercher et à comprendre.
Je voulais raconter une histoire d’amour. Une histoire où l’amour a lutté pour l’emporter sur un trou noir qui aurait pu engloutir une vie.
Mais commençons par la fin.
Une femme discrète, page 7. (PERRIN, Catherine. Une femme discrète. 2014. Montréal : Québec Amérique, 127 pages. Pour la suite de cet article, les lettres FD feront référence à cet ouvrage.)

Certains de mes lecteurs se souviendront peut-être que j’ai assisté l’automne dernier à une causerie avec Catherine Perrin autour de son récit Une femme discrète (voir l’article). Ce n’est que tout récemment que j’ai eu la chance de lire l’œuvre en question.

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Catherine Perrin lors d’une causerie en octobre 2014

C’est au fil du journal intime et de la correspondance de sa mère, Louise Adam, mais aussi d’histoires de famille et de souvenirs personnels que Catherine Perrin retrace à la fois la construction d’une identité et sa déconstruction par la maladie. En effet, Louise Adam était atteinte de dégénérescence corticobasale, une maladie dégénérative affectant à la fois la capacité de mouvement, l’équilibre et la mémoire. Plutôt rare, la dégénérescence corticobasale demeure mal connue. Pourtant la recherche avance, apportant de nouvelles pistes d’explications qui, parfois, permettent une nouvelle interprétation des événements passés.

C’est avec précision et sensibilité que l’auteure présente ses souvenirs de sa mère, comme autant de photographies d’époque. Elle entrecoupe son récit de paragraphes en italique, dans lesquels elle s’adresse directement à la défunte.

On se promène de moins en moins loin, car ton équilibre se déconstruit et ton pied gauche traîne la patte de plus en plus. Tu t’arrêtes souvent devant une jolie fleur, une maison colorée ou une pierre imposante. Tu oublies de repartir et je finis par t’entraîner doucement.
FD, page 36

Ces paragraphes ressemblent parfois de manière troublante à une lettre qu’écrirait un père ou une mère à son enfant. « Depuis quelques mois, tu as amorcé une étape importante de ton développement. Tu as toujours eu ce visage mature, ces yeux profonds et questionneurs. Mais te voilà qui changes plus que jamais, sous mes yeux. Bientôt, nos Lettreregards se feront face, à l’horizontale. Ça me touche d’y penser. Je suis moi aussi à la croisée des chemins puisqu’au cours des prochaines années, je devrai m’adapter à la jeune fille que tu deviendras. » (Marie-Pierre Bouchard, Lettre à mon enfant) Si certains s’épanchent sur les premières fois de leurs enfants, Catherine Perrin décrit les dernières fois de sa mère.

Un jour, impatiente et pleine d’une énergie impossible à dépenser à son rythme, je la précède de quelques mètres pour cueillir des framboises en l’attendant. En me retournant, je la vois avancer lourdement, les traits tirés par l’effort, et je comprends soudain que même ces petites promenades achèvent. […]
J’apprends à l’occuper, commen on occupe un enfant. Mais, alors que l’enfant est fier de réussir enfin ce qu’il était incapable d’accomplir une saison plus tôt, je mesure déjà ce qu’elle ne pourra plus faire d’ici une saison ou deux.
FD, page 36

Si les capacités s’effritent, les principaux traits de personnalité demeurent. Catherine Perrin dit de sa mère qu’elle « […] a aimé être heureuse. Elle savait nommer le bonheur sans le faire fuir et sans, non plus, avoir la naïveté de croire à sa permanence possible. Elle mesurait qu’être bien, pouvoir rire, c’est une grâce à saisir, une FemmeDiscrete_03occasion d’être reconnaissante. »(FD, page 37)

Le récit ne laisse place à aucune longueur et fait bientôt une révélation : après un traitement osthéopathique, Louise Adam, alors dans la cinquantaine, a connu un phénomène de mémoire retrouvée. « Elle se voyant seule avec un homme à l’identité floue […] il faisait ressurgir un grand trouble. […] Autre image : elle se voyait marchant dehors avec son père. Le père, la tenant par la main, posait des questions étranges dont le sens échappait à la petite fille. Il semblait inquiet, mais se voulait aussi rassurant. […] Après cette première vague de souvenirs, maman a eu l’intuition forte et douloureuse que l’homme inconnu, dans la maison louée, avait agressé sexuellement la toute petite fille qu’elle était. » Si les souvenirs d’enfance sont considérés comme peu fiables, la présence de certains souvenirs ultérieurs (l’attitude des parents de Louise Adam envers elle, son vaginisme inexpliqué à l’aube de son mariage, etc.) a laissé Louise Adam croire qu’elle avait bel et bien été victime d’une agression sexuelle à l’âge de cinq ans.

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Catherine Perrin en compagnie de son éditeur Pierre Cayouette

Sa mère décédée, Catherine Perrin s’interroge : ce souvenir enfoui aurait-il pu être à l’origine du stress et des maux physiques subis par Louise Adam tout au long de sa vie? « L’épreuve subie dans son enfance avait longtemps été oubliée, mais son corps en parlait, son corps exprimait régulièrement un inconfort. Il réagissait à l’agression refoulée comme à un corps étranger. »(FD, page 53) Le système digestif de Mme Adam a été particulièrement éprouvé. Elle a d’ailleurs reçu un diagnostic de syndrome du côlon irritable.

Pour mieux comprendre l’influence que peuvent avoir les souvenirs, enfouis ou non, d’une agression sexuelle sur l’état de santé, surtout au niveau intestinal, Catherine Perrin a rencontré plusieurs spécialistes de la santé. La recherche n’en est encore à ses débuts dans le domaine, aussi, bien que l’on observe d’importantes corrélations entre les traumatismes sexuels et les troubles intestinaux, il demeure impossible d’affirmer s’il s’agit ou non d’une relation de cause à effet. Une corrélation semble également existerFemmediscrete13 entre les traumatismes subis par les parents et les troubles de la digestion, mais là encore, le lien de cause à effet reste une simple hypothèse.

C’est sans explication à ses souffrances physiques qu’a vécu Louise Adam. Pourtant elle a su conserver, puis transmettre à ses enfants, le bonheur d’exister. C’est en lisant le journal intime et les correspondances de sa mère que Catherine Perrin a découvert comment.

Louise Adam a bénéficié du soutien de ses parents et de son mari, mais aussi de l’accompagnement spirituel du père Hamel, un bénédictin aux idées souvent en avance sur son temps. Dès sa rencontre avec Louise Adam, alors qu’elle n’est agée que de 21 ans, il l’encourage à s’accomplir en tant que femme. « Il l’incite à développer tous les aspects de sa personnalité : éducation, culture, lectures et bien-être physique. »(FD, page 15) Il lui écrit : « Soyez exigeante pour-vous même. Ne vous contentez pas de peu, puisque vous êtes capables de beaucoup. […] Quand vous aurez des enfants, vous serez leur principale éducatrice, celle qui comprend parce qu’elle sait. Le savoir, en effet, écarte les étroitesses et les incompréhensions. » (FD, page 63)

FemmeDiscrete_02Les morceaux du casse-tête sont sur la table. Il ne reste à les placer de manière à reconstituer une image. C’est ce que s’efforce de faire Catherine Perrin, avec l’aide de ceux qui ont aimé et supporté Louise Adam pendant sa vie. « […] récemment, papa s’est ouvert à moi avec une générosité et une confiance touchantes, »(FD, page 67) raconte l’écrivaine. Catherine Perrin revisite ses souvenirs de sa mère à la lumière de ce qu’elle apprend de ses recherches personnelles ainsi que des différents spécialistes spécialistes de la santé qu’elle rencontre.

Au sujet d’une rencontre avec une psychiatre, Catherine Perrin écrit : « Je suis touchée, encore une fois, qu’une spécialiste bien occupée prenne le temps de rencontrer une non-scientifique comme moi, qu’elle trouve un intérêt à vulgariser. »(FD, page 88) Je dois avouer qu’à la lecture de ces mots, j’ai presque envie de pleurer. La dernière fois que j’ai voulu prendre un rendez-vous avec un médecin spécialiste, j’ai faxé ma référence médicale à sa clinique, puis téléphoné pour vérifier que le fax avait bien été reçu et pris en compte. La réponse de la secrétaire : « Nous avons beaucoup de patients, nous, madame. Nous ne pouvons pas nous permettre de vous dire si nous avons reçu votre fax ou si nous avons un dossier à votre nom. Nous vous appellerons dans un an pour prendre rendez-vous. » Le tout, bien entendu, exprimé sur un ton aussi hautain qu’exaspéré.

Chapelet

Crédit photo : Wall in Palestine

Enfin! je poursuis ma lecture. L’auteure s’intéresse à la foi chrétienne de sa mère, qu’elle décrit comme « un facteur de résilience dans la trajectoire de l’enfant abîmée. »(FD, page 97) Plus loin, elle écrit : « Dieu était un refuge pour ma mère. »(FD, page 105) Si la génération de Catherine Perrin et les suivantes se sont éloignées de la religion, celle de Louise Adam en est restée beaucoup plus proche. En octobre 2013, animant une émission de radio abordant le sujet de la charte des valeurs de laïcité (projet de loi présenté à l’Assemblée nationale du Québec), Catherine Perrin a eu la chance de rencontrer sœur Claire Dumont, une religieuse éduquée et ouverte sur le monde. Les paroles de Claire Dumont ont immédiatement rappelé à Catherine Perrin la façon dont sa propre mère vivait sa religion.

J’ai l’impression que [Louise Adam et Claire Dumont] ont ressenti les mêmes choses à la même époque : un enthousiasme devant Vatican II et le mot d’ordre du pape Jean XXIII : « Allez vers les gens ! » Une sensation de compétence heureuse dans cette nouvelle vision de la foi agissant à échelle humaine. La foi comme facteur possible de progrès social.
FD, page 102

La suite du texte se lit sans le moindre effort. On ne peut que suivre avec captivation les réflexions de l’auteure, qui fait le point sur son aventure et sur ce qu’elle en a tiré. Un mot se démarque, semble s’élever au-dessus des autres : amour.

 

À propos de emerancega

J'ai 25 ans, une collection de cubes Rubik et un amour inconditionnel pour la littérature.
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