
Carmel Gascon Crédit photo : Julie Gascon Photographie
Si un jour je prends ma retraite, j’aimerais ressembler à ma grand-mère Carmel. Chaque fois que je la vois, elle a un nouveau livre entre les mains, elle est fascinée par une nouvelle histoire. Elle dispose d’une grande culture littéraire et d’une bibliothèque bien remplie. Pourtant, ses parents étaient loin d’être de grands lecteurs.
Carmel Thibodeau naît à Shawinigan, au Québec, en 1924. Gaston, son père, travaille pour la Shawinigan Water and Power, à l’époque une des plus grandes compagnies privées d’électricité au Canada. Il doit déménager à de nombreuses reprises pour son travail, entraînant sa famille avec lui à Trois-Rivières, puis de retour à Shawinigan, puis à Saint-Eustache, Saint-Tite et Saint-Marc-des-Carrières avant de revenir à Trois-Rivières, où Carmel se marie et s’établit finalement.
Vers l’âge de dix ans, donc, Carmel déménage à Saint-Marc-des-Carrières, petite ville principalement peuplée de travailleurs de l’industrie de la pierre. À son arrivée là-bas, elle se lie d’amitié avec plusieurs de ses voisins, dont les sept fils des propriétaires du magasin général, les Paré. Toutefois, elle ne va pas à l’école avec eux car sa mère préfère la confier à un pensionnat.
Ainsi, Carmel devient pensionnaire au couvent de Saint-Casimir. C’est là qu’elle commence à s’intéresser aux arts, s’adonnant à la peinture et parfois au piano. Le pensionnat ne possède que peu de livres, des romances sentimentales comparables à des romans Harlequin (du Delly, par exemple).
De retour chez elle, retrouve ses amis les Paré. Sous la direction de l’aîné, ils contruisent une petite scène à partir de boîtes, puis, avec quelques autres enfants des alentours, ils montent de petites pièces de théâtre. Les enfants apprennent par cœur quelques chansons pour les intégrer à leurs prestations. Carmel se souvient que les chansons de l’époque ont été son premier contact avec la poésie. « C’étaient des textes magnifiques! » s’exclame-elle. Ce n’est pas tout ce qu’elle a conservé de ces petites pièces de théâtre: en effet, elle a rencontré une nouvelle amie : Denise.
Fille de Bona Dussault, alors ministre de l’agriculture, Denise est souvent laissée seule chez elle. Elle passe le temps en lisant des livres. « Ils avaient une grande bibliothèque […] et ils étaient abonnés à plusieurs revues pour jeunes. […] C’est grâce à [Denise Dussault] et à ses parents que je suis entrée dans la littérature, » se remémore Carmel. Ainsi, Carmel se rend régulièrement chez son amie Denise pour lire, dévorant, entre autres, l’œuvre de Jules Verne.
En 1939, Carmel et sa sœur Marie-Paule, respectivement âgées de 14 et de 9 ans, deviennent pensionnaires au Monastère des Ursulines de Stanstead, où vit leur tante. C’est un milieu très sévère. Quand leur père, Gaston, vient les visiter, il peut embrasser ses filles, mais il ne peut parler à sa sœur qu’à travers un grillage. «Il disait “donne-moi ta main”; elle disait “non, pour l’offrir à dieu, je ne te toucherai pas”», rapporte Carmel. Côté livres, les Ursulines ne sont pas moins sévères : Hugo, Balzac, Flaubert et Rimbaud sont mis à l’index. « C’était défendu! »
Carmel entre souvent en conflit avec les méthodes d’enseignement des religieuses. Un évènement la marque tout particulièrement: « Il y avait des salles d’études. Elle étaient divisées entre les grandes, les moyennes et les petites. Alors moi, quand j’étais là, j’étais dans les moyennes et Marie-Paule, naturellement, était dans les petites. Les petites avaient leur propre salle d’étude, mais naturellement, elles se couchaient plus de bonne heure, alors je les entendais passer quand elles allaient se coucher. Un soir, elle hurlait mon nom : “Carmel, Carmel, Carmel, j’ai été brutalisée!” Je me suis levée. […] Je n’avais pas le droit de me lever, il fallait même demander pour aller à la salle de bain. Je suis partie de l’arrière de la classe et je suis allée dans le passage. Elle s’est jetée dans mes bras. “Qu’est-ce qui est arrivé? – Elle m’a brutalisée, elle m’a secouée sur l’armoire.” Et là la religieuse, [qui] était un peu plus loin, disait : “Non, non, non, non”, elle voulait éteindre ça vite. Je me suis placée devant elle, je l’ai brassée tellement fort que sa capuche est tombée. […] J’ai dit : “Si vous retouchez à ma sœur, ça ne sera pas juste ça qui va arriver.” […] Quand je suis revenue dans la salle [d’étude], naturellement, je pleurais très fort, je me disais : “Là, ils vont appeler mes parents et ils vont me [mettre dehors] de l’école.” Crois-le ou non, je n’ai jamais entendu un mot de l’événement. »
À sa sortie du pensionnat, Carmel, toujours attirée par les arts, rêve d’entrer au conservatoire. Ce n’est pas du goût de ces parents, qui perçoivent l’institution comme un « endroit de perdition ». Le père de Carmel la pousse d’ailleurs à entrer sur le marché du travail aussitôt que possible afin d’aider à payer la maison familiale.
Carmel devient donc secrétaire dactylo. Son patron étant anglophone, elle fait aussi un peu de traduction. Vivant maintenant à Trois-Rivières, Carmel emprunte souvent des livres à la bibliothèque municipale. Elle s’inscrit également au Club du livre du Québec, qui venait d’ouvrir. « Alors, tous les ans, je recevais au moins un livre qui venait de sortir d’un jeune auteur. »
Carmel s’inscrit également à des cours de peinture. C’est ainsi qu’elle rencontre la peintre et céramiste Géraldine Bourbeau. « C’était une femme extraordinaire. […] Elle a été mon mentor. » Les deux femmes sont très complices et Géraldine donne souvent des lectures à Carmel. Il s’agit parfois de textes très arides. Un jour, Carmel dit : « Géraldine, je ne comprends absolument rien là-dedans » L’artiste peintre répond : « Non, non, non, tu vas le relire, pis on en discutera. »
En 1948, Carmel épouse le docteur Jean Gascon, optométriste, à Trois-Rivières. «Quand je me suis mariée, tout ce que que j’avais, c’était des vêtements, des serviettes, des choses comme ça, […] et une caisse de livres. » Jean lit peu de textes de fiction, aussi c’est Carmel qui prend l’entière responsabilité de monter une bibliothèque.
Peu après la naissance de leur second fils, Jean Jr, en 1953, Carmel et Jean font la rencontre du père franciscain Claude Héroux, avec lequel ils deviennent rapidement amis. « Il était professeur […] de littérature, de théâtre et de tout ce qui touchait à l’art et je lui ai demandé s’il voulait être mon mentor », explique Carmel. Le père Claude est très étonné d’apprendre que Carmel n’a jamais eu la chance de lire Balzac « Il était scandalisé, alors là il m’a [fait lire] tout ce qu’il fallait que je lise. […] Je tenais [Jean Jr] sur ma hanche [et] je tenais mon livre de l’autre main. Pis là, je lui disais “Tourne les pages.” »
Depuis, Carmel ne cesse jamais de lire, ni de s’intéresser aux arts visuels. Elle réalise de grandes tapisseries et se sert des profits pour se procurer des œuvres d’art de différents artistes. Elle sait repérer ceux qui auront du succès. « J’ai deux Riopelle, deux Pellan, six Lemieux et deux Miro, » déclare-t-elle fièrement. Elle collectionne également les antiquités. « [On] me disait que je ramassait des vieilles affaires », se souvient-elle. Elle pointe une petite armoire Louis XIII faite au Québec et explique qu’elle l’a achetée pour 75 dollars il y a de nombreuses années. « Un jour, Jean Jr m’a appelée et m’a raconté, tout étonné, qu'[un ami antiquaire] venait de vendre une armoire semblable, mais sans les panneaux chantournés, [pour plusieurs milliers] de dollars. » Pour Carmel, c’est une « douce vengeance » que de vivre entourée d’œuvres d’arts et d’antiquités qui font aujourd’hui l’admiration des collectionneurs.

Dany Lafferière à l’inauguration du Salon du livre de Montréal 2014
Quant aux livres, elle continue à en faire une grande consommation. Elle aime lire des œuvres québécoise, mais elle s’intéresse aussi aux littératures américaine et française. Elle compte parmi ses plus récents coups de cœur Onze petites trahisons, de la journaliste Agnès Gruda, et L’orangeraie, du dramaturge Larry Tremblay. Elle a aussi relu les romans de Dany Laferrière. « Il écrit très bien, il mérite [sa nomination] à l’Académie française. C’est un grand honneur, quand même! J’étais très fière, très émue [quand il a rejoint l’Académie]. »
Côté littérature française, Carmel a été marquée par sa lecture d’Écrire la vie, une anthologie d’œuvres d’Annie Ernaux et d’articles au sujet de la femme de lettres. « [Annie Ernaux] a été élevée dans un milieu très pauvre, ses problèmes avec sa mère ont été terribles, c’est très dur… excepté que… c’est vraiment extraordinaire [comme] parcours. »
Carmel adore partager ses découvertes littéraires avec ses proches. « J’ai lu Son carnet rouge de Tatiana de Rosnay. Dans ce livre, tous les hommes trompent leur femmes. Les premières histoires, je les ai trouvées banales, mais les dernières, ce sont des femmes qui se vengent de leur mari… C’est savoureux. Je l’ai passé à une amie pour qu’elle le lise. Tu pourrais le lire, toi aussi, » dit-elle, pleine d’enthousiasme.