Le 10 novembre dernier, la librairie Paulines de Montréal recevait Michel Jean, Joséphine Bacon et Melissa Mollen Dupuis pour une causerie au sujet du recueil de nouvelles Amun, paru en septembre chez Stanké. Dans la langue innue, « amun » signifie « rassemblement ». Telle est la mission que s’est donné le journaliste et écrivain innu de Mashteuiatsh Michel Jean : réunir des écrivains des Premières Nations issus de différentes communautés et appartenant à différents groupes d’âges pour créer un livre en français.

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Dès le début de son projet, Michel Jean espérait avoir la participation de Joséphine Bacon, réalisatrice, parolière et poète innue originaire de Betsiamites. En plus d’être une poète phare du Québec grâce à ses écrits économes de mots mais riches en émotions [1], Joséphine Bacon est très impliquée dans la diffusion de la culture de ses ancêtres : elle enseigne la langue innue (ou innu-aimun), travaille à diverses traductions de cette langue vers le français, donne des ateliers d’écriture et des conférences dans des institutions d’enseignement supérieur et dans plusieurs communautés autochtones et réalise ou participe à la production de films documentaires. Melissa Mollen Dupuis n’hésite pas à la déclarer « reine des Innus ».
Joséphine Bacon n’a pas hésité à se joindre au projet de Michel Jean. C’est elle qui a inspiré le titre du recueil en faisant la remarque qu’il s’agissait d’un rassemblement, d’un amun. Le titre auquel Michel Jean avait originalement songé était Les rivières n’appartiennent à personne. Il dit en riant qu’il pourra peut-être l’utiliser pour un prochain roman.
Pour mieux expliquer ce qu’est un amun, Joséphine Bacon raconte brièvement une histoire dont le personnage principal, affamé, organise un amun pour les oiseaux des environs et les invite à danser les yeux fermés de façon à ce qu’il puisse en attraper quelques-uns, leur tordre le cou et les dévorer. Il parvient à attraper plusieurs oiseaux avant que le huard n’ouvre les yeux et ne donne l’alarme. La poète explique que les légendes autochtones sont un peu comme les Mille et Une Nuits : il y a toujours une continuation, une autre histoire faisant référence à la première ou mettant en scène le même personnage.
L’animatrice culturelle, comédienne, activiste et écrivaine Melissa Mollen Dupuis, innue de Ekuanitshit (Mingan) [2], est fascinée par ces légendes autochtones. Dans les familles autochtones, il n’est pas rare que l’on raconte des histoires aux enfants avant qu’ils aillent se coucher, puis qu’on continue à se raconter des histoires entre adultes. C’est là qu’on raconte « les histoires de fesses et les histoires de pets », explique-t-elle, se désolant que ces histoires pour adultes ne soient pas toujours transmises aux nouvelles générations. Melissa Mollen Dupuis veut que les légendes se poursuivent, que leurs personnages restent vivants et continuent à évoluer. Sa contribution au recueil Amun fait d’ailleurs référence à une légende amérindienne qu’elle apprécie tout particulièrement, tout en s’inscrivant dans un contexte moderne.

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Bien que l’action de sa nouvelle se déroule de nos jours, elle n’a pas lieu en ville. Melissa Mollen Dupuis souligne qu’en ville on connaît une surcharge de stimuli, tandis que dans le bois, on porte attention à tout : au souffle du vent, à la texture de la neige, au son de nos pas. Un tel environnement nous place dans un état d’esprit complètement différent. C’est là qu’on est « sensible aux esprits », explique-t-elle. Elle parle de différentes croyances autochtones. Certains pensent que des êtres pensants vivent cachés dans les crevasses des pierres. Certains croient également que des personnages minuscules, qui vivent leur vie comme des humains, parcourant les cours d’eau sur des canots miniatures et tendant des filets miniatures pour attraper des poissons, vivent en forêt. Quelques personnes affirment même les avoir aperçus. Selon Melissa Mollen Dupuis, ce n’est qu’en s’éloignant de la ville que l’on peut s’ouvrir à ces êtres de légende et à la façon d’être et de penser qui permet de se rapprocher de cette partie de la culture autochtone.
C’est cette culture autochtone que tente de mettre en valeur Michel Jean avec le recueil Amun. Il ne cache pas son admiration pour Joséphine Bacon, qui parvient à changer l’état d’esprit de ses lecteurs avec un petit nombre de mots. Il décrit la poète comme une pionnière de la littérature autochtone du Canada et l’interroge sur ses débuts. Avant de répondre, Joséphine Bacon tient à souligner qu’elle n’est pas la première écrivaine innue à s’être fait connaître, citant en exemple l’essai Je suis une maudite sauvagesse d’An Antane Kapesh, paru en 1976. Quant à son propre parcours, Joséphine Bacon le raconte avec beaucoup de modestie, attribuant son succès à l’écrivaine d’origine française et algérienne Laure Morali. En effet, c’est dans le cadre d’un projet de jumelage [3] organisé par Morali que Bacon a connu le poète José Aquelin. Après avoir correspondu avec lui, Joséphine Bacon a continué à écrire, sans réellement se prendre au sérieux. Elle notait ses vers sur les morceaux de papier qu’elle avait à portée de main, souvent des reçus de caisse, accumulant les mots au fond de son sac. Un jour, Bacon a fait le ménage de son sac alors qu’elle était chez Morali, jettant sa collection de bouts de papier à la poubelle. C’est Morali a récupéré les vers et encouragé Bacon à écrire un recueil de poésie. « C’est comme dire que ma poésie est née du rêve de Laure Morali, » affirme l’Innue.
Michel Jean enchaîne sur le sujet des méthodes d’écritures de Joséphine Bacon. Il raconte que, quand il a demandé à la poète si elle avait songé à sa nouvelle pour le recueil Amun, elle lui a répondu qu’elle avait raconté son histoire à plusieurs personnes et qu’il ne restait qu’à la coucher sur papier. Ainsi la démarche de Bacon reste marquée par la tradition orale. Jean a particulièrement apprécié la nouvelle qu’elle a écrite pour Amun. Il dit avoir été marqué par la résilience du personnage. En réponse, Bacon affirme : « On a toujours besoin d’espoir. »
Melissa Mollen Dupuis prend la parole pour souligner comment les écrivains et artistes des Premières Nations apportent de l’espoir aux jeunes autochtones. Plus jeune, Mollen Dupuis a été marquée par le succès de sa cousine, la poète Rita Mestokosho. Elle a été étonnée de constater qu’il est possible de toucher la sensibilité de la population n’appartenant pas aux Premières Nations sans mettre de côté ses racines. « Ça donne l’impression que tu peux exister avec ta propre identité, » explique-t-elle. Par la suite, lors d’une retraite d’écriture de deux semaines organisée à Québec pour les jeunes autochtones, Mollen Dupuis a approfondi sa connaissance de la littérature autochtone. Elle-même écrit peu ces temps-ci, se concentrant sur l’activisme et sur son bébé, mais elle est très heureuse d’avoir pu participer à la création d’Amun et travailler avec Joséphine Bacon, dont la simplicité dans l’écriture l’impressionne. Alors qu’elle travaillait à sa nouvelle, Bacon lui a conseillé à plusieurs reprises d’épurer son texte ; elle l’a aidée à aérer son écriture.
Interrogée par Michel Jean au sujet de la simplicité caractéristique de son écriture, Joséphine Bacon répond en riant : « Je manque peut-être de vocabulaire ? » Elle ajoute : « Moi, je ne veux pas que ce soit compliqué. » L’ethnolinguiste José Mailhot, qui a travaillé avec la poète, fait le lien avec les récits des anciens, toujours exprimés en mots simples. Selon elle, Joséphine Bacon « a comme un diplôme universitaire en culture innue ». En effet, Joséphine Bacon a passé dix ans à visiter différentes communautés [4] pour enregistrer des récits en innu, puis à transcrire ces récits en innu et à les traduire en français. « Je pourrai mourir tranquille, je suis allée tous les voir, » dit Bacon, qui a été particulièrement marquée par les communautés les plus isolées, qui vivaient encore de manière très traditionnelle. « Ils étaient comme les récits des vieux, » dit-elle. Ses yeux brillent quand elle parle de ces récits. « Tout ce [que les vieux] me racontaient, c’était tellement vivant que je le vivais en même temps qu’il me le racontaient. » Le tout avec des mots simples, choisis avec parcimonie.

Melissa Mollen Dupuis
Image : Idle No More
Il faut savoir que les Innus, comme plusieurs autres communautés autochtones, n’ont pas peur du silence. « Il n’y a pas de malaise, » dit Joséphine Bacon. Si la sagesse se transmet par les histoires, le savoir-faire, quant à lui, se transmet souvent sans utiliser de mots. Pour apprendre, les jeunes observent les plus âgés. Plutôt que de leur poser des questions, ils regardent chacun de leurs gestes. « [Quelqu’un] va juste te dire « Je fais [des] mocassins demain ». C’est à toi d’y aller le lendemain pour voir comment [on fait] des mocassins. Sinon tu dois attendre [des] mois pour avoir une nouvelle chance, » dit Melissa Mollen Dupuis. Chacun y va ensuite de ses histoires de choc culturel, racontant comment une personne ou une autre s’est étonnée du peu de bavardise des autochtones. Mollen Dupuis se remémore la première visite de son conjoint à Mingan : tandis qu’elle parlait avec les femmes de sa famille, elle a laissé son conjoint avec les hommes. Il croyait que les autres hommes ne s’entendaient pas avec lui ou s’ennuyaient parce que leur conversation était espacée par des moments de silence durant parfois plusieurs minutes. Mollen Dupuis a dû lui expliquer que « le party était pogné » [5]. Elle-même sait apprécier le silence, bien qu’elle éprouve souvent de la difficulté à économiser ses mots. « J’ai pas le malaise du silence, mais j’ai la diarrhée verbale, » dit-elle en riant.
Melissa Mollen Dupuis regrette de n’avoir pas appris la langue innue étant enfant. De son propre aveu, il s’agit de son « plus grand deuil ». Bien qu’elle ait grandit à Mingan, entourée de locuteurs de cette langue, elle parlait français à la maison et ses amis plurilingues s’adressaient à elle en français. Elle a tout de même appris plusieurs mots en innu-aimun, et se souvient d’ailleurs avec un plaisir visible de la fierté qu’elle a ressentie en apprenant son premier mot, qui se prononce « ou-ou » et signifie « hibou ». Mollen Dupuis aime entendre la langue de ses ancêtres innus même lorsque le sens des mots lui échappe. Ainsi, écouter des chansons en innu-aimun a sur elle un effet réconfortant. C’est aussi une grande admiratrice des vers de Joséphine Bacon, qui, comme José Mailhot le dit si bien, « sait faire chanter la langue française, mais avec des images innues. »

La page d’accueil de Wapikoni
Melissa Mollen Dupuis a aussi visionné plusieurs films au sujet de la langue innue, disponibles sur le site Internet de Wapikoni. Elle encourage d’ailleurs l’assistance à visiter ce site Internet, où l’on peut accéder gratuitement à plus de 900 courts-métrages, dont elle a elle-même créé quelques uns. Elle tient à perpétuer le sentiment de communauté et la culture d’entraide caractéristiques des Premières Nations et à encourager les jeunes autochtones à revendiquer la place qui leur est due dans la société. « J’ai étudié en droit deux ans à Ottawa […] juste pour comprendre la Loi sur les Indiens, » [6] dit-elle, ajoutant qu’elle se réjouit aujourd’hui de voir plusieurs jeunes étudier cette même loi pour mieux défendre les intérêt de leur communauté.
Même si certains des sujets abordés lors de la causerie étaient plus négatifs, l’ambiance est demeurée légère et amicale, et même si personne ne cachait son admiration envers Joséphine Bacon, celle-ci restait très modeste et faisait des blagues. Comme l’a fait remarquer Melissa Mollen Dupuis, « Les vieux les plus hot, ce sont les plus modestes, et [parce qu’ils sont modestes] on les trouve encore plus hot! » J’ai moi-même beaucoup d’admiration pour Bacon et pour son œuvre. J’ai très hâte de découvrir son texte dans Amun, ainsi que les textes de Michel Jean, de Melissa Mollen Dupuis et des sept autres écrivains des Premières Nations qui ont contribué au recueil. Si vous avez lu Amun ou d’autres textes d’écrivains autochtones, n’hésitez pas à partager votre opinion dans les commentaires. À bientôt!
1. Voir l’article Un thé dans la toundra pour découvrir une des œuvres de Joséphine Bacon.
2. Voir l’article Les enfants poètes pour découvrir un projet littéraire réalisé à Mingan.
3. L’ouvrage collectif Aimititau ! Parlons nous !, paru en 2008 chez Mémoire d’encrier, regroupe ces correspondances entre auteurs Blancs et des Premières Nations.
4. Cliquez ici pour en apprendre plus au sujet des différentes communautés autochtones du Québec.
5. Expression québécoise signifiant que c’est la fête, que la fête a commencé, qu’il y a une atmosphère de fête, qu’une fête est animée.
6. Pour en apprendre plus au sujet de la Loi sur les Indiens, je vous invite à lire cet article de William B. Henderson. Le texte de loi, quant à lui, est disponible en ligne ici.