Je poursuis ma petite « Bibliothèque d’incipits » amorcée ici. Je suis rendue à la lettre H (dans l’ordre alphabétique des patronymes des auteurs).
« L’été passa en entier. Mme Rolland, contre son habitude, ne quitta pas sa maison de la rue du Parloir. Il fit très beau et très chaud. Mais ni Mme Rolland, ni les enfants n’allèrent à la campagne, cet été-là.
« Son mari allait mourir et elle éprouvait une grande paix. Cet homme s’en allait tout doucement, sans trop souffrir, avec une discrétion louable. Mme Rolland attendait, soumise et irréprochable. Si son cœur se serrait, par moments, c’est que cet état d’attente lui paraissait devoir prendre des proportions inquiétantes. Cette disponibilité sereine qui l’envahissait jusqu’au bout des ongles ne laissait présager rien de bon. Tout semblait vouloir se passer comme si le sens de son attente réelle allait lui être bientôt révélé. Au-delà de la mort de l’homme qui était son mari depuis bientôt dix-huit ans. Mais déjà l’angoisse exerçait ses défenses protectrices. Elle s’y raccrocha comme à une rampe de secours. Tout plutôt que cette paix mauvaise. » (Kamouraska, Anne Hébert, 1971)
« Une seconde plus tôt, tout allait à merveille. Elle ne pensait à rien d’autre qu’aux cartes. Elle ne pensait pas au fait qu’elle jouait aux cartes, à la Dame de Pique, ou au Cœur si on préfère, avec ces personnes-là, donc deux amis de Simon, Martin et Cécilia, et Simon, dans ce lieu-là, chez Simon pour être précis, dans son appartement vaste et lumineux de la rue Sainte-Claire, une rue en pente raide entre la rue Saint-Jean et la falaise, dans le quartier Saint-Jean Baptiste. C’était fin avril, un vendredi soir, elle avait terminé une semaine d’immersion de français avec un groupe de juges anglophones, du monde charmant, au manoir Montmorency, un lieu idéal dans un site répertorié comme un des plus beaux du monde sur lequel on peut tout apprendre en visitant son site web. Mais tout ça était très loin derrière elle, elle serait payée vers le début du mois prochain, juin. Pour le juge chinois qui lui avait demandé des cours privés en lui promettant de lui confier en retour les secrets du thé tibétain, elle verrait comment se présenterait l’automne, ça n’irait pas avant septembre de toute façon ; elle avait tout l’été devant elle, elle avait déjà décidé de passer le week-end à Québec chez Simon, s’il était libre, et comme d’habitude, s’il voulait bien ne rien remettre en question de leur rupture. “ À condition que tu acceptes de jouer aux cartes ”, avait dit Simon. Donc, elle jouait, elle ne pensait à rien, tout allait à merveille. Elle déployait l’éventail des cartes, elle voyait les six autres mains déployer le leur, elle enregistrait les indices, souffles retenus, soupirs brefs, toux perfides, déplacements des pattes de chaises, quatre chaises fois quatre donnent seize pattes sur le plancher de frêne, elle buvait de l’eau parfumée à l’étoile d’anis, les autres buvaient du vin de l’Uruguay, la nuit était tombée, des cris montaient de la rue, Simon se levait, allait se pencher à la fenêtre de la cuisine, ce n’était rien. “ Ce n’est rien. Ce n’est jamais rien, a dit Cécilia. – C’est la rue Sainte-Claire ”, a conclu Martin en distribuant les cartes. Delphine a déployé son jeu, le contrôle était là, elle pouvait tout ramasser les yeux fermés. C’est à cette seconde-là, lorsqu’elle aperçoit qu’elle a toutes les cartes en main, que ça commence, ce tremblement, ce grelottement impossible à maîtriser. Puis, les couronnes des rois éclatent sur leur tête. Delphine voit les nombres osciller et se mettre à tourner, les bouches des figures s’ouvrir toutes grandes et laisser échapper la fumée à travers laquelle les visages des valets aux cheveux d’or se plissent et se creusent de mille sillons. Tout se brouille pendant qu’une figure unique cherche à sortir des limbes, à apparaître, à se révéler et que les cartes deviennent des flammes rigides qui brûlent les mains. Delphine cherche en vain à discerner, à travers la fumée qui continue de s’exhaler de la bouche béante des figures, la forme qui n’arrive pas à se préciser, à se dégager des décombres. “ Alors ? ” demande Simon. Delphine se réveille, se secoue, se débat, sort de l’emprise de ce cauchemar de fumée, parvient à trouver la faille dans son jeu. Une seule carte lui permet de perdre la main. Elle la joue. Elle perd. Rien ne va plus. » (Rouge, mère et fils, Suzanne Jacob, 2001)
« Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume…
« Comme tout Malinké, quand la vie s’échappa de ses restes, son ombre se releva, graillona, s’habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l’ombre et l’ont reconnue. L’ombre marchait vite et n’a pas salué. Les colporteurs ne s’étaient pas mépris : “ Ibrahima a fini ”, s’étaient-ils dit. Au village natal l’ombre a déplacé et arrangé ses biens. De derrière la case on a entendu les cantines du défunt claquer, ses calebasses se frotter ; même ses bêtes s’agitaient et bêlaient bizarrement. Personne ne s’était mépris. “ Ibrahima Koné a fini, c’est son ombre ”, s’était-on dit. L’ombre était retournée dans la capitale près des restes pour suivre les obsèques : aller et retour, plus de deux mille kilomètres. Dans le temps de ciller l’œil! » (Les soleils des Indépendances, Ahmadou Kourouma, 1970)
Cette fois, j’aimerais connaître votre opinion. Lequel de ces incipits vous incite le plus à la lecture? N’oubliez pas de préciser pourquoi dans votre commentaire!
Je préfère le début du roman de Kourouma.
En passant, les guillemets dans les citations sont mal faits.
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En effet, j’utilise WordPress et il semble remplacer les guillemets anglais par des guillemets français; c’est problématique dans cette situation. Merci de m’avoir avertie, je vais voir comment je peux arranger ça.
Modifié le 21 août 2014 : J’ai trouvé comment faire :).
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