AVERTISSEMENT : Cet article révèle des éléments de l’intrigue de deux nouvelles de Maurice Leblanc : Arsène Lupin en prison et L’évasion d’Arsène Lupin.
Dans mon article de la semaine dernière, j’ai montré comment la préface d’un roman peut accomplir différentes fonctions. Cette semaine, je m’intéresse plus particulièrement à la préface de La Cagliostro se venge, de Maurice Leblanc.
Préface d’Arsène Lupin
Je voudrais marquer ici, que, tout en appréciant comme il convient, et en certifiant comme conformes à l’exactitude les aventures qui me sont attribuées par mon historiographe attitré, j’apporte néanmoins certaines réserves sur la façon dont il les présente dans ses livres.
Il y a cent manières d’accommoder au goût du public une aventure réelle. Peut-être n’est-ce pas choisir la meilleur que de me montrer toujours sous l’aspect le plus avantageux et de me mettre obstinément en relief et au premier plan. Non content de négliger les nombreux épisodes de ma vie où je fus dominé par les circonstances, démoli par mes adversaires ou rabroué par les respectables agents de l’autorité, mon historiographe arrange, atténue, développe, exagère et, sans aller contre les faits, les dispose si bien que j’en arrive parfois à être gêné dans ma modestie.
C’est un mode de récit que je n’approuve pas. Je ne sais qui a dit : « Il faut connaître ses limites et les aimer. » Je connais mes limites, et j’éprouve même, à les sentir, quelque satisfaction, ayant horreur de tout ce qui est surhumain, anormal, excessif et disporportionné. Ce que je suis me suffit : au-delà, je serais invraisemblable et ridicule. Or, l’une de mes faiblesses est la crainte de tomber dans le ridicule.
Et j’y tombe sans aucun doute – et c’est là la raison essentielle de cette courte préface – lorsque je suis offert au public dans une invariable, perpétuelle et irritante situation d’amoureux. Certe, je ne nie pas que j’ai le coeur fort sensible, et que le coup de foudre me gette à chaque tournant de rue. Et je ne nie pas non plus que les femmes me furent, en général, accueillantes et miséricordieuses. J’ai des souvenirs flatteurs, je fus l’objet heureux de défaillances dont tout autre que moi se prévaudrait avec quelque orgueil. Mais de là à me faire jouer un rôle de Don Juan, de Lovelace irrésistible, c’est un travestissement contre lequel je proteste. J’ai connu des rebuffades. Des rivaux méprisables me furent préférés. J’ai eu ma bonne part d’humiliation et de trahison. Défaites incompréhensibles, mais qu’il faut noter si l’on veut que mon image soit rigoureusement authentique.
Voilà le motif pour lequel j’ai voulu que la présente aventure fut racontée, et qu’elle le fût sans détours ni ménagements. Je ne m’y distinguerai pas toujours par une agaçante infaillibilité. Mon coeur n’y soupire pas au détriment de ma raison. Mon pouvoir de séducteur est singulièrement mis en échec. Tout cela me vaudra peut-être l’indulgence de ceux que l’excès de mes mérites et de mes conquêtes horripile non sans motif.
Un mot encore. Joséphine Balsamo qui fut la grande passion de ma vingtième année, et qui, se faisant passer pour la fille du comte de Cagliostro, le fameux imposteur du dix-huitième siècle, prétendait tenir de lui le secret de l’éternelle jeunesse, ne paraît pas en ce livre. Elle n’y paraît pas pour une raison dont le lecteur appréciera de lui-même toute la force. Mais, d’autre part, comment ne pas mêler son nom au titre d’une histoire sur laquelle son image projette une ombre si tragique et où l’amour se double de tant de haine, et la vengeance de tant de ténèbres ?
(Leblanc, Maurice. La Cagliostro se venge. 2014. La Bibliothèque électronique du Québec, collection «Classiques du 20e siècle », volume 39 : version 2.0. 350 pages. Édition de référence : Robert Laffont, collection «Bouquins», Paris, 1986. Pages 5 à 8. Disponible gratuitement en ligne)
Je porte d’abord votre attention sur les quatre premiers mots : « Préface d’Arsène Lupin ». On sait tout de suite qu’on a affaire à une préface actoriale (attribuée à un personnage de l’histoire). Ainsi, le livre que l’on tient entre les mains existe non seulement dans notre monde, mais aussi à celui d’Arsène Lupin. L’appartenance du livre à ces deux mondes facilite tout naturellement le passage de l’un à l’autre. Quand on lit les mots « Préface d’Arsène Lupin », on comprend que la fiction commence ici, avant même le premier mot du premier chapitre.
À mi-chemin entre réalité et fiction se trouve la relation entre Leblanc et Lupin, une relation décrite non pas comme celle d’un écrivain et de sa création, mais comme celle d’un biographe et de son sujet (je vous invite à lire mon précédent article https://emerancega.com/2015/07/01/de-la-presence-darsene-lupin-dans-leclat-dobus/ si la relation entre Leblanc et Lupin vous intéresse).
Puisque l’énonciateur des aventures de Lupin est un ami à lui, un être humain, et non un narrateur omniscient, il est faillible, aussi le gentleman cambrioleur peut-il se permettre d’émettre quelques commentaires visant à se présenter au lecteur ou à la lectrice sous un jour plus « authentique ». Dans ses aventures précédentes, Arsène Lupin paraît souvent plus grand que nature. Sa réputation le précède, et il sait en tirer profit. Dans Arsène Lupin en prison, il envoie, de sa cellule de la prison de la Santé, une lettre à un riche baron, lui annonçant le vol prochain de sa collection d’œuvres picturales et d’antiquités. Il va jusqu’à préciser la date du cambriolage. Paniqué, le baron engage un policier en vacances, de passage dans sa région. Le soi-disant policier, bien entendu, est de mèche avec Arsène Lupin. La lettre annonçant le larçin est nécessaire à son accomplissement, et elle n’a d’impact que celui de la signature qu’elle porte.
Tout au long de sa détention à la Santé, Arsène Lupin déclare à qui veut l’entendre qu’il n’assistera pas à son procès. Il orchestre d’ailleurs une tentative d’évasion, mais la police est au courant et le suit, aussi se présente-t-il à la Santé pour regagner sa cellule. De retour derrière les barreaux, il change radicalement d’attitude et mange peu, altérant progressivement son apparence, si bien qu’à son procès, dans L’évasion d’Arsène Lupin, lorsqu’il nie être le gentleman cambrioleur, Ganimard, le responsable même de son arrestation, déclare : « Monsieur le président, j’affirme que l’homme qui
est ici, en face de moi, n’est pas Arsène Lupin. »(Leblanc, Maurice. L’Arrestation d’Arsène Lupin. Librairie Générale Française, Paris, 1995, 90 pages. Page 78.) La cour, si bien préparée à l’idée qu’Arsène Lupin n’assistera pas à son procès, suppose qu’il a réussi à duper la police lors de sa tentative d’évasion, et relâche «celui qui s’est substitué à lui». Encore une fois, l’énonciation de la «prophétie» est nécessaire à son accomplissement, et encore une fois, la légende de Lupin suffit à endormir la vigilance de ses adversaires.
Or, dans la préface de La vengeance de Cagliostro, Arsène Lupin semble vouloir mettre de l’avant son humanité, sa faillibilité, comme pour se rapprocher du lecteur, puisque les thèmes du roman sont, après tout, très humains : l’amour et la vengeance. Pourtant, l’orgueil est dans la nature du gentleman cambrioleur, et cela transparaît du début à la fin de cette préface. Affectant la modestie, il se vante néanmoins de ses talents de séducteur « J’ai des souvenirs flatteurs, je fus l’objet heureux de défaillances dont tout autre que moi se prévaudrait avec quelque orgueil. » Quant aux rebuffades qu’il a reçues, il les considère comme des « défaites incompréhensibles ». Si ce paragraphe n’humanise pas réellement Lupin, il continue à accompagner progressivement le lecteur ou la lectrice sur le chemin de la fiction. À la manière de la célèbre formule « Il était une fois », ce paragraphe lui rappelle qu’il ou elle s’apprête à lire une histoire.
Observons maintenant le dernier paragraphe de cette préface :
Un mot encore. Joséphine Balsamo qui fut la grande passion de ma vingtième année, et qui, se faisant passer pour la fille du comte de Cagliostro, le fameux imposteur du dix-huitième siècle, prétendait tenir de lui le secret de l’éternelle jeunesse, ne paraît pas en ce livre. Elle n’y paraît pas pour une raison dont le lecteur appréciera de lui-même toute la force. Mais, d’autre part, comment ne pas mêler son nom au titre d’une histoire sur laquelle son image projette une ombre si tragique et où l’amour se double de tant de haine, et la vengeance de tant de ténèbres ?
Enfin, Lupin annonce un élément d’intrigue, sans pour autant révéler grand chose. Ainsi il sera question de la comtesse de Cagliostro (voir le roman du même nom), mais elle sera absente. Le personnage étant déjà connu des admirateurs d’Arsène Lupin, sa mention seule suffit à alimenter le suspense. Dès le premier chapitre, simple situation initiale, plusieurs questions se posent : quel est le rôle de Cagliostro dans cette histoire? Serait-il possible qu’elle ait orchestré ceci ou cela? Comment? Pour quel motif? Ou bien… Je m’arrête ici. Les curieux n’auront qu’à lire le roman.